Au détour d’un chemin, sur le surf d’une crête rocheuse ou dans les abysses d’une forêt inconnue nous n’avons pu, à un moment donné de notre existence, échapper à un petit instant de grâce et d’infini, d’entrebailler la porte de nos consciences perceptives sur la tribu des arbres.
Ici à Petit-Terrus – dit « Ravines d’Aigues belles » chaque arbre a son histoire. Rassures toi je ne les connais pas toutes et je me contenterai de te raconter celles qui s’inscrivent dans le bref interlude de notre présence sur ce plateau sec et riche en terre trop amoureuse.
Pour pouvoir te les représenter dans le sens étymologique du terme car tu en connais certains, je les ai regroupés ainsi.
Honneurs à ceux qui nous précèdent. Les anciens.
Sous la maison, au levant, s’est installé en colonisateur un lierre en majesté.
Gardien de la mémoire du vallon il ne faudrait pas grand-chose pour qu’une fois installé à l’intérieur de son buisson nous puissions remonter le temps pour écouter les joies et les peines de celles et ceux qui ont emprunté ce lieu avant nous, qui se sont affairés aux mêmes rocailles, piqués aux mêmes broussailles et attendu les orages d’été, dérobade au espoirs d’une pluie rafraîchissante et salvatrice. Ce lierre, dès mes premières heures de conquête, je l’ai combattu, je l’ai tranché, haché, coupé, broyé, brisé, arraché … et chaque printemps, mes mains ont retrouvé les nouvelles pousses remontantes et jaillissantes, partir à l’assaut des murs, des arbres et des talus. J’ai même fait une tentative d’empoisonnement : la gousse d’ail !
Après avoir percé le tronc de l’arbre jusqu’au cœur avec un vilebrequin, on y place les gousses avant d’obturer avec de la cire d’abeille.
Ben non, aucun effet et je ne regrette rien, aujourd’hui ce seigneur est toujours là et il garde l’humidité timide devant de nos sécheresses à venir, il nourrit les oiseaux d’hiver, protège les insectes des grands froids, maintient les restanques de pierre sèche dans une cote de maille végétale et c’est bien ainsi, déclarer la paix ça me va et lui, on dirait qu’il s’en fout.
Un peu plus loin en pointant quelques pas vers le nord s’est épanoui un énorme tilleul. Aux siennes, sont égales, le même nombre de pleines lunes qui ont baigné les nuits depuis ta naissance.
Planté par le père de l’ancien propriétaire. Depuis quarante-deux ans à l’embrasser, mes mains ne s’y sont jamais rencontrées. Au tout début de l’été, ce roi du vallon nous inonde des senteurs de ses fleurs. Chaque matin nous pourrions assister au festival de rock and piaille de piaffes plus délurés qu’une cohorte de nonnes sortant d’un concert d’Elvis. Il faut attendre le soir entre chien et loup, que s’installe la star du site, notre Pavaroti cantonal, le rossignol. Il finira par céder sa place, plus tard dans la nuit, à la patiente hulotte, intermittente du spectacle.
En remontant vers le nord, toujours sur ce versant Est de notre petit territoire, tu le sais, j’ai construit sur pilotis un grand Dojo pour y pratiquer la calligraphie gestuelle et apaisante du Taïchi chuan. Je me suis faufilé entre deux poiriers sauvages aux épines défensives, sur la pente du rocher, pour construire ce bateau qui aujourd’hui ondule les jours de vent à la cime du bosquet d’aubépines et d’églantiers.
L’un des poiriers était malingre et chétif, l’autre son aïeul, tortueux et modelé par les vicissitudes de son existence. Il semble avoir traversé toutes les guerres et toutes les misères. Au regard de ce bonsaï grandeur réelle, le silence et le respect s’impose. Lors de la mise en place de ce Dojo, il a eu toute mon attention et je l’ai contourné en lui gardant sa place jusqu’à ce qu’il fasse corps avec le bâtiment et s’y imbrique. J’en ai contourné ses branches hautes et maintenant certaines se reposent sur la toiture. De ne pas l’avoir amputé avec indifférence il m’en sera reconnaissant et me prodiguera sa protection.
L’autre, le malingre, en vis-à-vis au pied des pilotis, a crû tellement que son houppier a développé un salutaire ombrage. Il m’abrite pendant toute la saison chaude du soleil et des vents chauds. Je le taquine un peu dans l’hiver et lui taille quelques rejets pour que la lumière des rayons hivernaux perce la densité de sa tignasse acquise au cours de l’année.
Tout autour, je ne peux oublier tous ces petits pruneliers sauvageons aux fruits âpres et acides qui profitent, dès que tu as le dos tourné, pour se déployer en petits gangs agressifs et provocateurs. Dire que derrière leurs pointes effilées et traversantes ils sont les ancêtres de nos douces quetsches, reine claudes et mirabelles.
Puisque nous avons l’eau à la bouche, je n’oublie pas cette magnifique treille qui orne de ses volutes végétales la façade au plein Sud de l’ancienne maison du maître.
Difficile de lui donner un âge, toujours fidèle à chaque automne, elle nous confie ses perles vertes par grappes denses ou parsemées à qui veut bien y goûter. D’abord, les guêpes puis les abeilles et les frelons nous donne le signal de sa maturité, et là il est temps de ramasser son raisin au sucre acidulé, mêlé en retour d’un goût de tendre bois vert. La provision de ce jour de ramassage à l’entrée d’un automne fauve est toujours rassurante, les cagettes de raisin s’empilent dans le placard grillagé de la cave encore fraîche, et je sais alors qu’un jour de neige ou de bise aigüe, je descendrai chercher l’une d’entre elles pour ravir mes pensées et mon estomac d’une sustentation sobre et autosuffisante.
Voilà pour les anciens et ce n’est pas rien !
Maintenant place aux « p’tits jeunes » les nouveaux, ceux qui s’accrochent et résistent, ceux qu’on accompagne et qu’on parraine avec espoir de les voir s’épanouir et de prendre leur autonomie.
La première tentative de boisement et de repiquage de spécimens susceptibles de s’adapter à notre ambiance ibérique est devenue une véritable étude historico-phytologique. Depuis 35 cycles annuels, certains arbres ont eu la chance et la force de se développer à leur mesure, et d’autres, sous la contrainte d’un climat rigoureux et d’un environnement austère parfois agressif, ont bien du mérite à exister sur le plateau.
Les Dupont, deux marronniers de 35 ans et pas plus grands qu’un chêne pubescent.
A la fin juillet lorsque les vents chauds de l’après-midi s’installent, leurs feuilles commencent à roussir et finissent par se clairsemer, si bien qu’à la mi-août, ils sont les premiers à se trouver dans une situation fort impudique. On pense alors qu’ils se mettent en dormance pour ne pas révéler leur désarroi à leurs voisins les buis. Eux, par contraste, garderont leurs costards toute l’année. Et bien non, cette année, à la mi-novembre c’est du jamais vu, les Dupont ont réaffirmé leur jouvence après une vague de chaleur humide, les bourgeons ont explosé et leurs fleurs se sont dressées avec hardiesse pour se brûler aux premières gelées d’automne.
L’érable du parking « Monsieur Grand Courage ». 35 ans et beaucoup de visiteurs au compteur.
Les premiers sont les béliers et les alpagas lorsqu’ils s’échappent du corral, ils se dirigent immanquablement vers la denrée de ses jeunes pousses et en apprécient certainement leur douceur. Les autres sont parfois plus brutaux : véhicules de toutes marques et de tout type, tracteurs agricoles, motos, portières, pare-chocs, avancés ou reculés avec hâte ou sans discernement pour cet intrus végétal. Une fois même, c’est le souffle puissant des palles d’un hélicoptère « Puma » qui lui ont ébranché toute la partie supérieure, c’était le jour de la « grande frayeur », le jour où tous les arbres du hameau ont vu sur le versant de l’ubac, le monstre de flammes dévorer un à un chaque congénère sans rémission, alors il a bien fallu y laisser quelques branches pour que les pompiers puissent se poser et se ravitailler en kérosène avant de repartir au largage de big-bag de sable et d’eau colorés. Maintenant, il a compris, il se déploie en buisson, il a abandonné l’idée de dominer le parking et d’y déployer l’ombrage de ses ramures.Le tilleul du plateau a été planté avant la naissance de Léna. Pas de bol c’était pas la bonne place, mais il essaye quand même. Un automne, il a séché sur place, je lui ai donc coupé le tronc mort et le printemps suivant, une nouvelle pousse est apparue, depuis il essaye toujours. C’est fastidieux mais bon, petit à petit il reprend son espace tout comme son ami le ginkobiloba toujours aussi frêle depuis sa mise en terre, on avait pourtant mis deux agneaux mort-nés au fond du trou sous quelques cailloux et gravier ; soit disant selon le manuel de 1907 de l’almanach Vermot, ça devait être spectaculaire pour sa croissance…les années ont passé et toujours rien que l’herbe qui verdoie et le soleil qui poudroie.
Il y a ceux qui profitent.
Le petit merisier que je suis allé déterrer à la ruine de Sainte-Catherine, puis repiqué avec son compère, qui hélas n’a pas survécut. Lui, depuis que j’ai construit la serre en amont de son logement, il n’a cessé de se répandre, il faut dire, monsieur, que chez ces arbres-là, monsieur, on ne prie pas non, on ne prie pas, on prend, et là où c’est possible. Et c’est dans la serre que ça se passe, difficile de ne pas craquer à l’humidité constante des arrosages alors on envoie quelques racines et radicelles pomper cette manne appréciable les jours de gosier sec.
Tout comme le pêcher de vigne, qui était en compétition avec ses dix frangins, des dix noyaux, germés, jaugés, repiqués, protégés, arrosés, amendés, il est le seul et unique à avoir gardé son jeu de jambe. Pareil à son ami le merisier, il profite lui aussi, mais cette fois c’est le compost qui est en amont et c’est encore plus juteux et prometteur pour les pêches de nos rêves.
Je repars sur le plateau car j’avais oublié ce prunier brossé par les vents dominants. Avant il était abricotier, puis tout s’est inversé, l’abricot s’est transformé en prune, le rejeton s’est imposé sous la greffe et lui a détourné sa sève pour se refaire au dépend de son implant… compliquée son histoire.
J’appellerais ça un retour aux origines du genre. Toujours le premier à offrir le miel de ses fleurs aux abeilles printanières, mais le retour de la gelée noire brûlante de notre plein ciel est implacable. Sauf qu’un jour nous avons eu la primeur d’une récolte totalement inattendue, de petites prunes vermeilles au noyaux acidulés, mais rien qu’une fois, pour dire je peux le faire.
Il y a ceux qui se sont installés comme des parvenus, ils n’ont rien demandé et on les a laissé faire.
Ce sont les plus vivaces car ils ont trouvé leur place ou plutôt, pour eux, l’adresse est bonne, alors pourquoi se compliquer la vie, il n’y a que du bon à prendre et à donner.
Le plus impressionnant c’est le pommier de derrière la maison, au pied du mur en plein nord, un vrai cadeau de la terre ou du ciel.
Après des années de tranquillité, d’accompagne-ment en taille pour lui sculpter sa houppe parasol, il nous honore à chaque automne de sa vieille variété de reinettes safranées. Cueillies avec délicatesse elles iront en cagette répandre leur parfum de cidre à la cave, au côtés des grappes de raisin déjà endormies.
Et puis, cet improbable poirier, lui, il a décidé de sortir entre l’angle sud-ouest de la maison et le bord du chemin passant. Les pieds dans le drain du mur. Je suppose que son intrusion a été motivée par une mission, celle de se développer pour limiter la colonisation racinaire du bambou que nous avions repiqué un jour d’exotisme. Après avoir profité de la protection de son hôte, je le laisse croître et le bambou recule. Avec mon ami Jean-Claude nous l’avons un jour décapité. Le challenge était de lui greffer deux variétés, une poire William pour la gauche et une poire Sarteau pour la droite, et le voilà bilingue. En implorant la clémence du gel printanier nous avons donc une chance sur deux, voire deux sur deux, de récolter.
Bon voilà je t’avoue que la liste est incomplète et qu’il y aurait encore de quoi palabrer sur ceux que je n’ai pas appelés. Comme dans le genre humain, chacun est unique et de passage avec son histoire et celle des autres. A vrai dire les plus à l’aise de la tribu ce sont les noyers, eux ils ont tous les atouts pour se développer en toute sérénité. On leur accorde la sagesse d’une végétation tardive et constante, un tanin répulsif pour les concurrent, une ombre humide pour leur propre épiderme et une demande peu exigeante en nutriments.
J’allais oublier, il y a surtout notre amie la rose, celle qui chaque matin nous dit que nous sommes si peu de chose.
Les nôtres sont jaunes et charnues, charmeuses et envoûtantes, elles déposent chaque jour un tapis de pétales, seule trace éphémère de leur vertu passagère, elles suscitent de nouveaux élans dans le ciel levant et à l’automne nous proposent d’oublier par quelques tentatives tardives les longues nuits à venir et les fraîcheurs de l’hiver.
Mais pour tout te dire, celle que je préfère et que j’ai placée en gardienne de l’entrée, c’est l’hélichryse ou immortelle cette petite plante de l’éternel un peu grasse et discrète.
Les soirs d’été, lorsque l’orage a frappé et que les humeurs de la terre remontent vers les nuées, son parfum de curry embaume la lourdeur de l’air et entraîne nos pensées vers de lointaines contrées.
Écrit par Marc Lavarenne