vendredi 3 septembre 2021

De la dystopie à la réalité

Qui sont les gardiens du modèle* ? 

Plutôt qu’une sorte de société secrète, il s’agit d’un pouvoir diffus à l’œuvre pour des intérêts convergents, sorte de consensus tacite entre groupes d’influence (ou individus) eux-mêmes parfois en concurrence. 

Ce pouvoir n’est donc pas entre les mains de quelques pilotes suprêmes, il est d’abord dans les  mains de celles et de ceux qui ont un avantage à le maintenir. Tout opposant, aussi élevé qu’il soit, serait éliminé de fait, s’il cessait de respecter les règles fixées par le modèle, car la mise en concurrence et la prédation sont des impératifs inhérents au modèle lui-même. 

*Le terme modèle pourrait être remplacé dans ce texte par « société néolibérale ».

Quelles sont les stratégies des gardiens du modèle pour assurer son maintien ? 

Donner l’illusion que le modèle permet une réussite fulgurante et ouverte à tous les milieux. En médiatisant par exemple le succès et l’enrichissement de vedettes du sport ou du spectacle, ou simplement en exhibant chaque semaine les grands gagnants des jeux et loteries. Le modèle veut par là entretenir le culte de la réussite individuelle et faire l’apologie du vainqueur pour mieux renvoyer les laissés pour compte au rôle de perdants, voir de mauvais perdants s’ils contestent.

Remplacer le sentiment de révolte par le sentiment de culpabilité. En installant l’idée que l’individu est responsable de sa situation d’échec à cause de l'insuffisance de son intelligence, de ses capacités, ou de ses efforts. Ainsi, au lieu de se révolter contre le modèle de société dont il est victime, l'individu s'auto-dévalue et culpabilise, ce qui engendre chez lui un état d'esprit dont l'un des effets est l'inhibition. Cette stratégie est pernicieuse. Surtout dans une société qui organise le chômage et la précarité au bénéfice de richissimes actionnaires. 

Par conséquent, les personnes en difficultés tentent désespérément de s’intégrer dans leur environnement et se sentent coupables et honteux de ne pas y parvenir. Elles remplacent l’indignation et la révolte que le système devrait leur inspirer par une culpabilisation permanente d’elles-mêmes. 

Assujettir l’intérêt collectif à l’intérêt privé en obligeant les états à emprunter aux banques privées. Faire en sorte que les états s’endettent en raison des dividendes qu’ils versent aux banques. Une fois les états endettés et dépendants, les inciter à prendre des mesures en faveur de l’intérêt privé, comme par exemple en faisant voter des lois visant à déréguler les marchés financiers. 

Puis, installer l’idée qu’il n’y a pas assez de richesse et de travail pour tout le monde. Qu’il n’y a pas d’argent pour renflouer les caisses publiques et qu’il faut réduire les dépenses. Alors que dans le même temps, les marchés financiers génèrent des bénéfices records.

Au-delà de la médiatisation incessante de très apparentes oppositions et polémiques de surface, maintenir un consensus tenace pour s’opposer et discréditer tous les discours qui mettraient en danger le modèle dans ses fondements. Donner l’illusion de liberté et de pluralité en diffusant des idées distinctes par leurs formes et en médiatisant allègrement leurs débats contradictoires, faisant ainsi oublier qu’elles sont identiques sur le fond du fait de leur allégeance au même modèle. Ce qui revient à entretenir le débat et la polémique entre des courants qui ne sont pas de nature à remettre en cause la structure du modèle.

Promouvoir et médiatiser les individus qui neutralisent les idées contraires aux intérêts du modèle. Mais également les individus douteux qui prétendent porter et défendre les idées en question. Ou comment disqualifier une idée dérangeante en la diffusant par la bouche d’individus peu recommandables. Donc, favoriser l’émergence et la mise en exergue des opposants inoffensifs et inopérants. Les livrer en pâture aux médias jusqu’à en faire des boucs émissaires ridicules dont on finit par rejeter les idées (contestataires) par le biais du discrédit jeté sur leurs personnages.

Cultiver les conflits d’intérêts : acheter des autorités ou des célébrités pour les faire abonder médiatiquement en faveur d’objectifs choisis. Orienter les études, les rapports, les enquêtes en les finançant. Financer également les organismes, les offices, les associations, la presse, les partis politiques, afin de se prémunir contre leurs éventuelles attaques. 

Influencer l’opinion par le biais de statistiques en donnant une couleur marginale et minoritaire aux idées et positions qui contredisent le modèle tout en valorisant les idées ou positions qui le renforcent. Ou mieux, influencer l’opinion par l’omission pure et simple des statistiques qui contredisent le modèle tout en diffusant largement les statistiques qui le renforcent.

S’entendre sur la couleur des choses. Au-delà de l’apparente disparité des acteurs médiatiques et idéologiques, donner en circonstance une version identique des faits. Une appréciation accordée fera sonner toute version différente comme une fausse note. Cela afin d’affirmer majoritairement que ce qui est vert est rouge ou inversement que ce qui est rouge est vert. Ou que ce qui est vrai est faux ou inversement que ce qui est faux est vrai. L’important en définitive est qu’un plus grand nombre de personnes croient et colportent le mensonge. Cela aura pour effet de rendre inopérant les défenseurs du bien-fondé. 

Instaurer implicitement l’autocensure comme conduite recommandée. Que le franc-parler soit relégué au vulgaire et à l’irresponsabilité. Que la pratique du double langage soit signe de haut statut et de bonne éducation. Uniformiser le discours ambiant en disqualifiant l’esprit critique ou toute manifestation qui remet en cause les règles et positions choisis par le modèle. Que les écarts soient caricaturés en les assimilant aux conduites extrêmes. Créer des tabous, des sujets interdits ou des questions à ne jamais aborder en disqualifiant d’emblée les tentatives d’en débattre. Pratiquer l’étiquetage abusif et stigmatisant des teneurs de propos critiques, en s’appuyant sur la masse des individus conformistes qui relayeront activement l’étiquetage de ceux qui sortent des limites de la conduite recommandé. Tels les hérétiques d’hier, leur lucidité passagère sera passée sous silence et reléguée aux oubliettes sous peine de se voir mis au ban par les obéissants aux modèles.

Nos oligarchies déguisées en démocraties donnent apparemment le droit à la parole, mais qui la prend trop librement risque toutes sortes de représailles (Voir comment sont traités les lanceuses et lanceurs d’alertes). Celles et ceux qui ne pratiquent pas assez l'autocensure consensuelle en font l'expérience à leurs dépens. En fait, ce que les élites recherchent à travers cette liberté apparente, c'est notre soumission docile et librement consentie. 

Donner l’illusion de pouvoir et de puissance aux individus à travers les technologies mises à leur disposition par la société de consommation. Rendre ces objets et techniques indispensables au quotidien et mettre progressivement la population en situation de dépendance, voire d’addiction à ces technologies. Marginaliser ceux qui ne suivent pas ou qui refusent de se rendre dépendant de ces objets. En d’autres termes, faire en sorte que les individus n’aient pas d’autres choix que d’adopter les usages choisis par les tenants du modèle. Utiliser ces technologies et objets de consommation pour renforcer le contrôle de la société sur la population.

Installer les esprits dans la position « consommateur » pour amener les mentalités à se corrompre dans l’idée d’acheter au « meilleur prix » sans se préoccuper des salaires et des conditions de travail de ceux qui produisent (à bas prix). Quand dans les esprits l’intérêt du consommateur prévaut, l’idée de produire moins cher est accepté et peut alors s’appliquer au consommateur lui-même, lorsqu’il est à son tour en situation de produire.  Donc d’accepter des exigences de rentabilité ainsi que des conditions de travail et une rémunération revues à la baisse. Ou par cette même logique du « consommateur roi », d’accepter de se voir privé de son travail du fait qu’il peut être exécuté de manière plus rentable ailleurs. 

Diviser pour régner.
Mettre les individus et les populations en concurrence en attisant les rivalités : qu’elles soient ethniques, culturelles, générationnelles, sexuelles, religieuses, politiques, etc. etc. etc. Cliver la société en faisant grand cas des conflits, de manière à focaliser les esprits sur les questions qui opposent plutôt que sur celles qui réunissent. Veiller à maintenir cet état de division pour se prémunir de toute cohésion qui pourrait se retourner contre les élites qui contrôlent et profitent du modèle.

Détourner l’attention générale des sujets vitaux et des questions importantes par la diffusion continuelle d’informations sans intérêt ou de distractions. Cette diversion ayant également pour effet d’empêcher le public de se cultiver, d’acquérir des connaissances essentielles, ou encore de développer sa capacité à analyser et à réfléchir. Faire passer au premier plan l’anecdotique et à l’arrière-plan le vital. Garder les esprits occupés en donnant par exemple une importance démesurée à des faits divers ou des évènements sportifs. Que l’attention générale soit noyée dans un flot permanent d’informations dérisoires ou de divertissements futiles. Ce lavage de cerveau médiatique étant justifié par les bons scores de fréquentation qu’obtiennent ces divertissements ou encore par l’intérêt que suscitent ces infos à sensation.

Les pyromanes pompiers : créer un problème, puis offrir la solution. Cette méthode consiste par exemple à laisser une situation se détériorer. Puis d’attirer l’attention générale sur elle pour susciter une réaction, qui sera insidieusement orientée vers une demande (celle de voir les autorités agir). En clair, on crée d’abord un problème afin que le public soit demandeur des mesures qu’on souhaitait au préalable lui faire accepter. On laisse par exemple s’installer un désordre, en veillant à ce que les médias en relayent les effets, cela pour que le public soit demandeur de sanctions. Ou alors, on laisse sournoisement s’installer une crise financière, dont les conséquences justifieront comme un mal nécessaire : le recul des droits sociaux et le démantèlement des services publics. Ou encore, on amplifie et relaye le sentiment d'insécurité en l’attisant médiatiquement, pour ensuite se positionner en sauveur par la mise en place de méthodes et d’outils sécuritaires. 

Mais, pour imposer, le modèle évite en général la radicalité, les décideurs utilisent plutôt la méthode progressive, en misant sur la durée par petits paliers. De cette manière seront acceptées des mesures qui auraient provoqué un tollé si elles avaient été présentées en instantané. Instillé à petite dose est plus efficace que de chercher à faire tout avaler d’une traite. Pour faire accepter une décision impopulaire, une autre méthode consiste à la présenter comme indispensable, en obtenant l’accord du public pour son application dans le futur. Il est toujours plus facile d’accepter un sacrifice lointain qu’un sacrifice immédiat. Cela laisse le temps au public de se faire à l’idée du changement et de finalement le tolérer avec résignation le moment venu (comme par exemple une réforme concernant les retraites).

Installer la sous-culture : une population majoritairement ignorante est la meilleure alliée de ceux qui veulent contrôler la société afin d’y maintenir leur modèle. Pour cette raison, la détérioration du système éducatif est une arme très puissante pour contrôler les citoyens. Maintenir dans l’ignorance veut dire ne pas donner aux personnes les outils nécessaires pour qu’elles puissent analyser la réalité par elles-mêmes. Leur présenter des données anecdotiques, mais ne pas les laisser connaître les structures internes. À défaut d’éducation, leur fournir des outils abêtissants et encourager les personnes à se complaire dans la médiocrité.
La plupart des modes et des tendances ne sont pas spontanées. Elles sont presque toujours induites et promues. Accaparer le savoir en le rendant difficile d’accès à ceux qui n’appartiennent pas aux castes dirigeantes. Offrir généreusement à la population un déluge permanent de sous-culture.  

Communiquer sur le registre émotionnel pour atteindre l’inconscient des individus afin de mieux les contrôler. Faire appel aux émotions est une technique classique pour court-circuiter l’analyse rationnelle et donc le sens critique. De plus, l’utilisation du registre émotionnel permet d’ouvrir la porte d’accès à l’inconscient pour y implanter des idées, des désirs, des peurs, des pulsions, ou des comportements. Communiquer en ciblant les émotions suscite chez la personne un élan intérieur qui la fait réagir plutôt que réfléchir. Une telle communication cherche à éveiller des sentiments telle la peur, cela afin d’engager instantanément l’individu dans une action. Les peurs sont communes à tous les êtres humains. Elles sont liées à un instinct de préservation physique et psychologique de l’intégrité et de la vie. Elles ont un caractère universel car leur rôle est de nous protéger. Mais elles peuvent aussi être utilisées pour nous influencer. Le message qui tente de manipuler n'invite pas à la réflexion, au contraire, il s’adresse à notre inconscient et cherche à neutraliser notre lucidité. Choquer ! Créer un climat de peur permet de rendre un individu plus réceptif à une idée afin qu’il admette plus facilement la nécessité d’y adhérer. On considère également qu’un niveau de stress permanent et élevé diminue les capacités de réflexion, d’action et d’organisation. 

Un environnement pollué, une alimentation industrielle, une consommation record d’anxiolytiques, un espace saturé d’ondes électromagnétiques, contribue à affaiblir la résistance physique et mentale. Les personnes en état de peur manifestent des réactions de fuite et d'évitement primaires et prévisibles. Les fonctions complexes du cerveau, n'offrant pas de solution immédiate sont désactivées, rendant l'individu manipulable. Le sujet saisi par la peur, tel l'animal poursuivi, ne peut que difficilement éviter les pièges qu'on lui tend. Attentats, violences, agressions, maladies, épidémies, pénuries, autant de danger qui insuffleront des peurs qui pourront être instrumentalisées médiatiquement à des fins politiques.

Verrouiller l’accès au débat. Utiliser l’approbation d’autorités considérées et respectées pour appuyer un choix ou une décision que l’on ne souhaite pas voir débattue. Plus l’appui à de poids et de valeur, plus il sera difficile à quiconque de le contredire. Même s’il s’avère que cet appui n’est pas sans intéressement, ou que la position défendue est justement discutable. Mais dans une telle circonstance, il n’y a précisément plus personne pour alimenter la discussion. Ou alors quelques rares téméraires qui ne tarderont pas à être lyncher médiatiquement. Quant aux profanes, s’ils osent prendre la parole, on leur exhibera savamment un mot fraichement sortie du dictionnaire : l’ultracrepidarianisme, qui désigne la tendance à s’exprimer sur des sujets que l’on ne maîtrise pas. Utilisé aussi bien en référence à des personnes lambda qui donnent leur avis, qu’à des personnes qui donnent publiquement leur opinion dans un domaine qui n’est pas le leur. Autrement dit : « acceptez et dispensez-vous de faire des commentaires ! » 

Semer le doute, cultiver l’incertitude, récolter l’indifférence. Quand le jeu de la désinformation se banalise, qu’il devient une stratégie quelconque, faisant du double langage et de la manipulation des pratiques admises et anodines. Quand les mensonges deviennent usuels et tolérables jusque dans la bouche des élites et des autorités. La conséquence est que la société entière sombre dans l’incrédulité. La population désabusé ne croit plus en rien, les individus ne sont plus en mesure de prendre position et perdent leur capacité à se faire une opinion. Une fois installé dans cette indifférence, alors il devient possible de leur faire admettre tout et n’importe quoi. 

Noyer la population dans un flux incessant de sollicitations et d’infos via les nouvelles technologies. Infos et sollicitations optimisées par les moteurs de recherches grâce à la collecte des données personnelles. Cela afin d’orienter les utilisateurs vers certaines pages sponsorisés ou plateformes d’infos sélectionnées. Autant d’écrans de fumée utilisés à capter les esprits et à les influencer. Ces technologies, vectrices médias et dépendantes d’annonceurs privés, permettent d’orienter les pratiques et les opinions vers les intérêts de ceux qui souhaitent maintenir le modèle. Elles blanchissent par leur pléthore d’accès et d’applications mises à disposition, la propagande permanente et implicite dont elles sont les outils.

Instaurer une société de l’image, de l’apparence, où les descriptions de la réalité sont enjolivées, maquillées, falsifiées. Remplaçant ce qui existe sur le terrain par une communication mensongère diffusée à coup de publications : imprimées, filmées, télévisées, numérisées, etc. De sorte que les avantageuses présentations virtuelles prennent le pas sur les déconvenues et déceptions vécues dans le monde réel. Installer ce jeu de désinformations et de contrefaçon dans les rapports sociaux, entendu que ce qui compte n’est pas ce que l’on est réellement mais plutôt l’image que l’on donne soi. Ce maquillage des faits devenant ordinaire, il devient possible de faire admettre qu’un échec est une réussite ou qu’une mauvaise direction est le chemin à prendre. Dans cette société du paraître, ceux qui disposent des outils de communication pourront substituer leur version aux faits avérés.

Les partisans du modèle créent des images, des messages ou des arguments qui favorisent leurs intérêts particuliers. Ces tactiques peuvent inclure l'utilisation d’erreurs logiques, de manipulations psychologiques, de pure tromperie (désinformation), de techniques de rhétoriques et de suggestions. Elles impliquent souvent la dissimulation d'informations ou de points de vue, la disqualification d'arguments, ou simplement consistent à détourner l’attention ailleurs. L'opinion publique ne peut s'exprimer que par les canaux qui sont fournis par les moyens de communication de masse, sans lesquels il ne peut y avoir diffusion des idées ou des opinions. L’avantage pour celles et ceux qui les contrôlent (y compris quand il s’agit de réseaux participatifs) est qu’ils peuvent exercer leur influence sans avoir à recourir à l'autorité ni à la « bonne vieille méthode » des « récompenses-punitions ». Cette forme d’influence est redoutablement efficace, car elle ne malmène pas en apparence les valeurs d’autonomie et de liberté individuelle. Elle consiste à « faire penser à des publics ce qu’on veut qu’ils pensent, afin qu’ils fassent ce qu’on veut qu’ils fassent ».   
         
Écrit par Bruno Teste.